CHAPITRE IV

Harold Lindsay, le locataire de la chambre 14, Jeta un coup d'œil dans le couloir et, avec d'infinies précautions, il tourna la poignée de la porte. Dans sa main gauche, il tenait un Colt 11/25 au canon prolongé d'un silencieux.

La poignée tournée à fond, il exerça une légère pression et l'huis s'ouvrit lentement. Ce qu'il aperçut par l'entrebâillement le laissa pantois et il pouffa en silence. Fausse alerte ! Il passa dans sa ceinture l'encombrant automatique, reboutonna sa veste et observa un instant encore la jeune femme nonchalamment assise en tailleur sur son lit ! Adorable spectacle que cette jolie fille vêtue — si peu ! — d'une minirobe et se limant paisiblement les ongles en fumant une cigarette ! Ses chaussures traînaient sur la carpette et sur le lit, à côté d'elle, son sac était ouvert, laissant voir un paquet de cigarettes M.S., un tube de rouge à lèvres, un briquet, un vaporisateur Bellodgia ; rien que de bien innocent.

Lindsay entra dans sa chambre et lança d'un ton ironique :

— J'espère que je ne vous dérange pas ?

Monica cilla à peine et le gratifia d'un sourire équivoque en levant vers lui des yeux de biche aux abois :

— Pas du tout. J'ai presque terminé... Bonjour.

Et de ranger négligemment la lime à ongles dans son sac avant d'ajouter :

— A mon tour de vous demander si je ne vous dérange pas ?

L'aplomb de la jeune femme ne suffit point à le convaincre tout à fait : était-elle vraiment ce qu'elle semblait être ?

— Nous nous sommes déjà vus, non ? questionna-t-il d'une voix neutre.

Monica arrondit les épaules :

— Ça se pourrait bien. Je suis ici depuis quarante-huit heures. Le hasard de... mon métier m'a fait rencontrer un cinglé qui rêve de martiens et de soucoupes. Dans ce motel, il y a une sorte de congrès où des gars venus d'un peu partout discutent de ce genre d'histoire en proclamant leur désir d'amour cosmique avec les petits bons

„ hommes des soucoupes. Et moi, l'amour cosmique, vous savez, fit-elle avec un geste éloquent de la main pour marquer son insouciance. Tout ça pour vous dire que j'en ai ma claque et que j'aspire à changer de crémerie ! Vous...

Elle s'interrompit et le fixa d'un air soupçonneux :

— Eh ! Ne me dites pas que, vous aussi, vous en pincez pour la vaisselle volante ?

La question le fit sourire et il secoua négativement la tête.

— Ah ! bon, soupira-t-elle. J'aime mieux ça... Vous m'emmenez prendre un verre, au bar ?

— Nous avons tout le temps, non ?

— Sûr, mais j'ai soif.

— Qu'à cela ne tienne, mignonne, fit-il en s'approchant du téléphone mural. Je vais demander qu'on nous monte une bouteille de scotch.

Un ordre claqua dans son dos :

— Ne bougez pas, Lindsay ! Vous boirez plus tard !

Il fit volte-face en portant la main à sa ceinture mais n'acheva pas son geste : pétrifié de stupeur, il dévisageait ces deux hommes dont l'un — celui qu'il avait raté ! — le tenait en joue avec sa propre « caméra ». Monica avait sauté du lit, raflé ses chaussures et s'était précipitée vers eux.

Dorval, l'index sur le déclencheur, fixait le tueur avec, dans le regard, une lueur de haine qui l'incita à la prudence, ce qui ne l'empêcha point de crâner :

— Et vous pensez qu'en me descendant vous arrangeriez vos affaires, Dorval ?

— Avouez qu'en tout cas cette éventualité n'arrangerait pas les vôtres !

— Soit. Que proposez-vous ? questionna-t-il, impassible, à présent.

— Parlez-nous un peu de votre Groupe 54/12 ? Pourquoi avez-vous essayé de me descendre avec cette... fausse caméra ?

Il eut un rire sarcastique :

— Vous lisez trop de comics et d'histoires de soucoupes, Dorval. J'appartiens, en effet, à ce service de sécurité, mais je ne vois pas ce que vous voulez dire en m'accusant d'avoir voulu vous descendre avec cette innocente caméra. Je m'en sers pour filmer les suspects, tout simplement.

— Et les suspects cessent alors de l'être, frappés d'une crise cardiaque ! jeta Harry Forrest. Nous en connaissons un rayon, Lindsay, inutile de bluffer !

— Vous soutenez que cette caméra n'est pas une arme ultra-sonique ? ironisa le Français. Vous ne verriez donc pas d'inconvénient si je pressais le déclencheur pour vous... filmer ?

Malgré l'air conditionné de la chambre, l'agent du 54/12 sentit la sueur perler à son front et il capitula :

— OK. Vous avez eu le temps d'examiner cette caméra et avez pigé ce qu'elle dissimule. Et maintenant ? Vous fanfaronnez mais vous ne me descendrez pas : vous êtes des chercheurs, des scientifiques, dans votre genre, mais pas des assassins. Vous ne tueriez pas un homme sans défense.

— C'est vrai, mais nous agissons en état de légitime défense.

Il écarta les mains, avec une moue étonnée :

— Je ne vous menace pas !

— Non, mais vous avez tenté de m'abattre, tout à l'heure, depuis cette fenêtre ! répliqua Dorval. J'agis donc en état de légitime défense... à retardement ! Et puis, Lindsay, il y a ceux que vous ou les vôtres avez abattus de la même façon, avec ce type de caméra truquée ! Ou avec d'autres procédés qui provoquent des cancers galopants... lorsque vous ne suicidez pas vos victimes... Et cessez de tripoter le bouton de votre veston ! gronda-t-il.

Monica intervint :

— Ce n'est pas son bouton qui le préoccupe, Ray, mais le pistolet à silencieux passé dans sa ceinture !

— Ah ? Vous voyez, Lindsay ? Vous cherchez à gagner du temps et comptez sur un moment d'inattention de notre part pour...

Le fameux instant d'inattention faillit bien se produire : un grondement souterrain éclata, faisant vibrer les vitres et agitant le parquet.

L'agent du 54/12 sut mettre à profit la seconde de surprise causée par ce nouveau séisme pour arracher le pistolet de sa ceinture. Mais avant qu'il ait pu sortir complètement le Colt prolongé du silencieux, Dorval avait pressé le déclencheur de la pseudo-caméra. Frappé en pleine poitrine par le flux ultra-sonique, Lindsay ouvrit la bouche dans un râle et s'effondra, les yeux désorbités, sur la moquette.

— Fichez le camp ! ordonna le Français en se baissant pour récupérer le pistolet de l'agent spécial.

Sourde à ce sage conseil, Monica, malgré les grondements sinistres qui s'intensifiaient, malgré les trépidations des vitres et des murs, alla vider le cendrier dans la cuvette des toilettes pour faire disparaître son mégot taché de rouge à lèvres !

Dorval la prit par le bras et l'entraîna en courant :

— Tu ne pouvais pas « piquer » le mégot, au lieu de perdre des secondes précieuses à faire ce manège ?

Elle parut surprise, non point du tutoiement — ce n'était pas le premier de la part de son collègue français — mais de la justesse de sa remarque :

— Et toi, Ray, pourquoi n'y as-tu pas pensé plus tôt ? li négligea de répondre, bousculés qu'ils étaient dans l'escalier par des gens affolés, terrorisés par ce tremblement de terre, le second survenu dans la même journée en cette région de la Californie.

Le parking était envahi par une foule de personnes désemparées venues chercher refuge dans cette zone dépourvue de constructions. Dans l'affolement général, nul ne songeait à s'étonner de cette caméra que portait Dorval, avec son câble de connexion relié à une batterie électrique. Au reste, seul un amateur avisé aurait pu noter cette anomalie chez une caméra dont le micro-moteur, alimenté par des piles incorporées, n'avait aucun besoin d'une alimentation supplémentaire ! Et un amateur cinéaste, aussi avisé fût-il, aurait surtout songé à déguerpir dans l'affolement général suscité par ce tremblement de terre !

Ils s'installèrent dans la Chrysler bleue de Forrest et baissèrent les vitres pour regarder autour d'eux avec anxiété. Apparemment, le séisme avait cessé, mais son intensité semblait avoir été supérieure à celle du précédent. Des vitres s'étaient brisées, aux fenêtres et une enseigne publicitaire, arrachée d'un mur, s'était écrasée sur le capot d'une voiture.

— Ce coup-ci, c'était plus sérieux, grommela Forrest. En Californie, les secousses sont relativement fréquentes, mais elles n'affectent généralement que les sismographes et ne causent pratiquement pas de panique.

— Fort heureusement, ce tremblement de terre n'était pas aussi fort que celui de Frisco, en 1906, nota Raymond Dorval.

— Il y eut sept cents morts et un incendie colossal dévasta ce qui restait de la ville, précisa l'Américain. Mes grands-parents en parlaient souvent pour avoir vécu ce drame épouvantable.

— Le nôtre aura causé au moins une victime..., terrassée par une crise cardiaque dans sa chambre du Verdugo-Motel, fit négligemment le Français.

— Parbleu, oui ! s'exclama la jeune femme. Je n'avais pas songé à cette « incidence » qui simplifiera l'enquête de la police !

Harry Forrest se montra moins optimiste :

— Le 54/12 ne sera pas dupe, Monica. Il trouvera bizarre qu'un de ses agents soit mort d'une crise cardiaque après s'être fait voler sa caméra ! Tu ne raisonnerais pas ainsi, Ray ? fit-il en usant à son tour du tutoiement.

— C'est probable. Et cela ne nous mettra pas à l'abri des représailles. Toutefois, si nous restons vigilants, nous avons une chance, "maintenant que nous possédons ce Coït... et cette machine à fabriquer des infarctus !

La nuit était tombée et les gens, peu à peu, avaient réintégré le bar ou leur chambre du motel pour se préparer à dîner.

Forrest sortit du parking et emmena chez lui ses invités. Tout en roulant, ils purent se rendre compte à quel point le séisme avait été plus important que celui de la matinée. Des fissures, des lézardes apparaissaient aux façades de certains immeubles. L'un d'eux, vétusté, s'était partiellement effondré et des équipes de secouristes fouillaient les décombres. La rue barrée par une corde tendue, ils durent faire marche arrière et emprunter un autre chemin pour gagner la San Fernando Road où demeurait l'Américain.

Au dix-neuvième étage d'un immeuble cossu, ils pénétrèrent dans l'appartement de ce dernier qui se mit à maugréer sitôt après avoir éclairé le lustre du living. Jetés à bas d'une étagère, des bibelots gisaient sur le parquet, brisés ; une vitre de la baie s'était étoilée depuis son angle inférieur droit. Au pied du bahut en chêne clair, l'Américain ramassa une très belle lanterne de fer, cylindrique, ornée de cabochons en verre coloré encastrés dans la masse du métal dont la rugosité ajoutait à l'effet décoratif de l'ensemble juché sur trois pieds.

Il remit debout le luminaire et récupéra les cigarettes M.S. éparpillées sur la table basse, hors du coffret renversé.

Le buzzer de la porte d'entrée grésilla et l'Américain annonça, en allant ouvrir :

— Ce doit être Irina. Je l'avais aussi invitée à partager notre repas, à la fortune du pot, ajouta-t-il en français.

C'était elle, en effet, plus ravissante que jamais avec ses longs cheveux blonds, ses yeux gris-bleu et vêtue d'une robe au décolleté généreux qui ne provenait sûrement pas du Goum ([20]). Elle embrassa du regard le living, fixa un instant les débris des statuettes éparpillés sur le sol et soupira :

— J'avoue avoir eu très peur, ce soir, lorsque la terre a de nouveau tremblé. Dans le quartier de mon hôtel, il y a quelques dégâts, aussi. Un balcon s'est détaché, tuant une personne qui s'enfuyait, malheureusement en courant sur le trottoir et non pas au milieu de la chaussée. Les rues sont jonchées de débris de corniches, de gravats et j'ai eu du mal à trouver un taxi.

— Vous êtes géophysicienne, Irina, que pensez-vous de ces deux séismes dans une même journée ?

— Je ne vous l'apprends pas, Harry : la Californie est réputée pour son instabilité occasionnelle. Néanmoins, depuis la catastrophe de San Francisco en 1906, votre pays n'avait plus connu de telles secousses. Il faudra attendre les conclusions des sismologues pour être fixé sur l'épicentre ; rien ne nous dit qu'il s'agit d'un foyer superficiel situé en Californie. Peut-être est-il, tout au contraire, fort éloigné et nous avons subi le contrecoup d'un tremblement de terre dont l'épicentre est à des milliers de kilomètres d'ici.

En voyant leur hôte déboutonner sa veste, retirer de sa ceinture le Colt 11/25 et de sa poche intérieure le volumineux silencieux, la jeune Russe roula des yeux effarés :

— Harry ! Vous sortez armé, à présent ?

— Je rentrais armé, Irina, corrigea-t-il, allant déposer son arsenal dans un tiroir du bahut. C'est un souvenir — l'un des souvenirs ! — que nous ramenons de cette seconde journée de notre Convention. Nous vous conterons nos mésaventures tout à l'heure. Pour l'instant, je vais préparer le dîner.

Monica prit le bras de la jeune Russe et décréta :

— Le dîner, c'est une affaire de femmes ! Mais tu peux venir avec nous, Harry, à condition de ne pas nous encombrer, dans la cuisine ! Tu resteras dans un coin pour expliquer à Irina notre... petit coup de commando improvisé !

Dans un pays régi par le matriarcat, cette décision sans appel le surprit à peine !...

 

*

 

Au cours du repas, le bulletin du Journal Télévisé leur apprit que le séisme, outre des dégâts matériels relativement négligeables, avait fait cependant sept victimes à Los Angeles, auxquelles devaient s'ajouter la mort subite de nombreux cardiaques, terrassés par la peur. Sans doute Harold Lindsay, l'agent du 54/12, figurait-il au nombre de ces victimes !

L'épicentre du séisme se situait dans le Pacifique, à 500 kilomètres seulement au sud-ouest de San Diego. La plupart des villes côtières de la Californie avaient été touchées sans subir pourtant de très graves dommages. Le commentateur annonçait également que d'autres tremblements de terre avaient été enregistrés, en Afrique du Nord, mais aussi en Sicile où Taormina, Palerme et Syracuse avaient vu s'effondrer plusieurs vieux immeubles ; en Inde, l'on signalait un millier de morts et l'on était sans nouvelles d'une bourgade iranienne, partiellement détruite selon les premières observations d'un avion de reconnaissance.

— C'est tout de même curieux, cette recrudescence d'activité sismique, nota Harry Forrest, en faisant circuler son paquet de M.S.

Sa remarque resta sans écho car des parasites venaient de perturber l'image et le son du téléviseur ; conjointement, une chute de tension fit baisser la lumière du lustre. Sans s'être concertés, ils tournèrent la tête vers la baie vitrée, puis se levèrent, gagnèrent la loggia pour observer le ciel nocturne.

— Sapristi ! s'écria Dorval. Regardez vers la Grande Ourse !

Une vingtaine de disques lumineux, verdâtres, grossissaient rapidement et semblaient foncer sur Los Angeles ! Les appareils discoïdaux s'écartèrent les uns des autres pour former un immense cercle, à la verticale de la vaste cité californienne dont toutes les lumières — fenêtres, lampadaires, enseignes au néon — ne répandaient plus qu'une clarté diffuse.

De la formation circulaire, un disque s'était détaché dont la teinte émeraude virait au rouge vif tandis qu'il descendait dans le plus parfait silence. Il amorça un virage à angle droit, passa à moins de cent mètres du balcon et se dirigea vers Stough Park. Harry Forrest avait abandonné la loggia pour se précipiter dans son bureau. Il en revint muni d'un appareil photo sur lequel il vissa un téléobjectif.

— Bizarre, murmura Dorval. L'engin détaché de l'escadrille vient de s'immobiliser à la verticale de Stough Park.

— Tiens, prends mon appareil et photographie tout ce qui te paraît intéressant. J'ai un film de trente-six vues. Je vais, pendant ce temps, chercher des jumelles.

Un instant plus tard, il retrouva le Français, l'oeil rivé à l'oculaire et observant à travers le téléobjectif l'appareil solitaire qui plafonnait au point fixe.

— Le disque descend lentement, Harry. Tu l'as dans tes jumelles ?

Après avoir fait la mise au point, l'Américain répondit :

— Il s'écarte du parc et descend vers Walnut Avenue !

Walnut Avenue ? s'exclama Irina Taganova en pâlissant. Mais c'est là que se trouve notre hôtel, Harry !

— Une coïncidence, peut-être ? émit Dorval, sans grande conviction en braquant l'appareil à téléobjectif dont il se servait comme d'une longue-vue.

Ce à quoi il pensait, sans avoir osé le formuler à haute voix, se produisait : le disque volant venait de s'immobiliser sur le toit d'un immeuble en répandant autour de lui un large halo de lumière rouge.

— Pas de doute ! confirma l'Américain. C'est bien sur le toit de l'hôtel que l'engin a atterri !

La jeune Russe se mordilla les lèvres, angoissée en songeant à ses collègues du Collège invisible...

 

*

 

Les lumières faiblissaient dans le grand hall du Walnut-Hôtel animé par le va-et-vient des clients, de même que dans le bar voisin et la salle de restaurant.

Ignorant tout de la cause de cet « incident technique », le réceptionniste esquissa un sourire d'excuse à l'adresse des deux clients qui venaient d'arriver et se pencha davantage sur son livre pour inscrire leurs noms. L'obscurité croissante le força à allumer une lampe-torche pour achever sa besogne tout en déclarant avec confiance :

— Le courant sera sûrement rétabli dans quelques minutes, Messieurs. Je vais vous demander de patienter un peu, dans le hall. L'ascenseur est naturellement hors service du fait de cette chute de tension.

Il loucha soudain sur le faisceau de la torche électrique : le cône de lumière avait pris une curieuse teinte verte ! Le réceptionniste regarda autour de lui, décontenancé : les filaments des ampoules des lustres, des appliques et même les tubes au néon — un instant plus tôt à peine rougeoyants — rayonnaient à présent cette étrange luminescence verdâtre ([21]).

Les clients qui erraient, étonnés, dans le hall, s'entre-regardaient, imprégnés de la tête aux pieds par cette fantasmagorique lueur émeraude. ils s'interpellaient, échangeaient des propos dont l'ironie factice dissimulait une sourde inquiétude. Une inquiétude qui tourna rapidement à la panique lorsqu'ils se sentirent envahis par un trouble indéfinissable. Les uns et les autres éprouvaient de la difficulté à s'exprimer ; leurs pensées devenaient confuses et, bientôt, d'un pas chancelant, ils cherchèrent à gagner les fauteuils du hall. Certains y parvinrent, s'y laissèrent choir lourdement, mais beaucoup d'autres, frappés d'un inexplicable malaise, s'affaissèrent, inertes, sur le sol.

Au quinzième étage du grand hôtel, huit portes s'étaient ouvertes, simultanément : les huit membres du Collège invisible venaient de quitter leurs chambres. Seule demeurait fermée — et pour cause ! — celle d'Irma Taganova.

Tels des automates, sans échanger un mot ni un regard, les huit hommes, en file indienne, gravirent les marches de l'escalier à demi plongé dans l'obscurité. Deux d'entre eux, en pyjama, portaient une robe de chambre ; les six autres étaient encore en tenue de ville, mais l'un d'eux avait dénoué sa cravate, ôté ses boutons de manchettes et ses chaussures. Manifestement, il avait été frappé par cette étrange hébétude alors qu'il se dévêtait et s'apprêtait à se mettre au lit.

Dans l'escalier, la cohorte silencieuse gravissait les marches, enjambait parfois le corps d'un homme ou d'une femme — client ou personnel de l'hôtel — sans paraître y prêter la moindre attention.

Parvenus au vingt-cinquième et dernier étage, les savants du Collège invisible gagnèrent le toit-terrasse et se dirigèrent alors vers l'appareil discoïdal juché sur son tripode d'atterrissage entre les éléments duquel s'étirait un plan incliné. L'ensemble rayonnait d'une vive lumière verte qui donnait à leur visage et à leurs mains un teint cadavérique. Lorsque le dernier eut franchi l'écoutille rectangulaire, la passerelle se souleva, s'escamota dans son alvéole et l'astronef, avec une vibration à peine audible, décolla, puis grimpa à la verticale à une vitesse vertigineuse pour rejoindre la formation stationnaire au-dessus de Los Angeles.

Les appareils rompirent le cercle, se regroupèrent en escadrille triangulaire et, suivant le disque-leader, ils foncèrent à une fantastique vitesse ascensionnelle pour se confondre bientôt avec les étoiles.

Au fur et à mesure de leur éloignement, les lumières de la grande ville californienne reprirent leur intensité normale tandis que, dans l'hôtel, les innombrables personnes qui avaient perdu conscience reprenaient leurs sens, éberluées, incapables de s'expliquer la cause de ce malaise associé à cette chute du courant électrique.

A un mille de là, sur le balcon d'où ils avaient pu assister à cette scène d'enlèvement peu orthodoxe, Forrest et ses compagnons demeuraient interdits. Avec émotion, la jeune Russe fut la première à rompre le silence :

— Après le professeur Hammerstein, c'est maintenant au tour de nos autres collègues d'être enlevés par les Extra-Terrestres ! Vous avez été bien avisé, Harry, de m'inviter à ce dîner. Sans cela, j'aurais partagé le sort de mes confrères !

— C'est certain, Irina. Mais pourquoi, diable, ces créatures ont-elles kidnappé ces chercheurs, ces savants éminents ? Et justement ceux du Collège invisible, le seul organisme clandestin formé par des hommes de science convaincus de l'origine extra-terrestre des U.F. O.’s ? Ce n'est pas au Dr Jokerst que pareille mésaventure serait arrivée !

— Ces êtres s'intéressent peut-être seulement aux savants intelligents ? persifla le Français.

La jeune Russe ne semblait pas avoir saisi le sel de la boutade ; perdue dans ses réflexions, elle fixait sans la voir, la magnifique lanterne qui ornait le bahut, proche du téléphone. Son regard se porta finalement sur le combiné, puis :

— Harry, je vais vous demander la permission d'appeler Jos Rinngold, à New York.

— Je vous en prie, Irina. S'agit-il du célèbre biologiste attaché à la N. A.S. A. ?

— Lui-même, Harry. Jos appartient aussi au Collège invisible.

Elle composa le numéro et attendit, nerveuse, en tambourinant de ses doigts aux ongles nacrés sur les cabochons polychromes de la lanterne. On décrocha enfin et, au bout du fil, une voix féminine hachée par l'émotion demanda précipitamment :

— Allô ? C'est la police ?

D'abord interloquée, Irina détrompa sa correspondante et se nomma :

— Voulez-vous me passer le professeur Rinngold ?

Un bref silence, puis :

— Le professeur n'est... pas ici, madame. Je suis la bonne du professeur Rinngold. Etes-vous... une parente ?

— Une vieille amie, mais que se passe-t-il ? Pourquoi attendiez-vous un appel de la police ?

— Parce que je viens de l'appeler pour...

La voix se brisa dans un sanglot. La géophysicienne, appréhendant le pire, insista :

— Mais parlez donc ! Qu'est-il arrivé au professeur ? Je dois savoir !

— Il vient d'être enlevé par... Vous n'allez pas me croire, madame, je ne puis vous...

— Si, vous devez me faire confiance, je vous en prie ! supplia la jeune Russe. Ecoutez, je crois pouvoir vous aider... Le professeur Rinngold aurait-il été enlevé par... un engin volant de forme circulaire ?

Après un silence, la bonne répondit avec stupeur :

— Comment pouvez-vous savoir cela ?

— Peu importe. Avez-vous assisté à l'enlèvement ?

— Oui, madame. Le professeur avait veillé très tard, en compagnie de deux messieurs qu'il s'apprêtait à raccompagner. L'un était un Japonais, l'autre avait un accent espagnol prononcé ; deux savants, comme M. le professeur.

— Leurs noms ! Vous souvenez-vous de leurs noms ?

— Le Japonais, je l'ai oublié. A ce que j'ai compris, il s'occupait d'astronomie, du soleil, il me semble.

— Le professeur Tsunéo Kaïsha ? hasarda la géophysicienne, avec appréhension.

— Je crois bien que c'est ce nom-là, madame. L'autre, l'Espagnol, s'appelait M. Larrańaga. M. le professeur l'appelait par son prénom : Tino.

— C'est le diminutif d'Augustino, murmura Irina, comme pour elle-même. Augustino Larra-fiaga. Il n'est pas espagnol mais chilien. Dites-moi comment les choses se sont passées...

— Vers une heure du matin, expliqua la bonne, le professeur Rinngold accompagnait ses hôtes vers le garage de la villa où ils avaient laissé leurs voitures. Il y eut une chute de courant, puis un... engin lumineux est descendu du ciel pour se poser, sur trois pieds, au milieu de la pelouse du jardin. Le professeur et ses amis l'avaient regardé atterrir sans pouvoir faire un mouvement ; j'étais moi-même à demi paralysée, par la peur ou, peut-être, par... quelque chose qui provenait de cette... soucoupe ! Mon patron et ses invités, finalement, se sont mis à marcher vers une sorte de plaque en pente qui était descendue de dessous l'engin.

» J'ai essayé d'appeler John — c'est mon mari, il est valet de chambre chez le professeur — mais je n'ai pas pu : aucun son ne sortait de ma gorge. Ma vue se troublait, mais j'ai tout de même pu voir — ça j'en suis sûre

— M. Rinngold et ses deux amis entrer dans l'appareil par une porte, en haut de la plaque en pente. Aussitôt après, la plaque remontait et la soucoupe s'envolait. La lumière est revenue, mon malaise a cessé et j'ai aussitôt appelé la police... Excusez-moi, madame, je n'ai pas très bien saisi votre nom, tout à l'heure. Pour le cas où on me demanderait qui a appelé, vous comprenez ?

— Je comprends. Je m'appelle...

Forrest, en agitant son index d'une manière impérative, la dissuada de décliner une nouvelle fois son identité. Irina battit des paupières en signe d'acquiescement et ajouta :

— Je m'appelle Rosa Esmeralda.

Elle raccrocha aussitôt et regarda ses amis, bouleversée :

— Cela porte à douze le nombre des membres du Collège invisible enlevés par les Extra-Terrestres ! Car les deux hôtes du professeur Rinngold appartenaient aussi à notre groupe. Tsunéo Kaïsha est astronome, spécialiste du soleil. Larrańaga est vulcanologue, à Antofagasta, au Chili.

— Astronomie et séismologie, deux branches opposées seulement en apparence, réfléchit Forrest, intrigué, avant de s'adresser à Dorval. C'est l'un de tes compatriotes, Ray, qui a formulé une intéressante hypothèse sur le rapport existant entre les séismes et les O.V.N.I. ?

— En effet, son auteur

— Fernand Lagarde — a mis en évidence la corrélation existant entre ces engins spatiaux et les séismes, mais aussi les failles géologiques qu'ils semblent observer, étudier, voire, inventorier sur notre globe. Un chercheur australien, Fred P. Stone, arrive lui aussi et indépendamment de Fernand Lagarde, aux mêmes conclusions ([22]).

» A maintes occasions, d'étranges lueurs, des sortes de globes lumineux ont été aperçus en 1930 au Japon, en 1955 à Orléanville, en 1960 à Agadir et en d'autres parties du monde, cela juste avant ou juste après un séisme ([23]). En fouillant les archives des siècles écoulés, des constatations analogues ont été faites.

» L'on sait que les tremblements de terre sont toujours précédés par une variation du champ magnétique local ; il est donc permis de se demander si les occupants des O.V.N.I., ne sont pas en mesure de détecter à l'avance des micro-variations magnétiques annonciatrices de séismes ? Cela expliquerait la fréquente observation de ces disques volants au-dessus des zones qui vont subir des secousses telluriques... et rendrait compte aussi du survol de Los Angeles par plusieurs O.V.N.I., depuis vingt-quatre heures. Journée qui, justement, a été marquée ici par deux secousses, de faible intensité, fort heureusement.

Perplexe, elle aussi, Monica Rimbaldi hasarda :

— Ces engins, la chose est bien connue, occasionnent souvent des perturbations magnétiques et électriques sur leur passage. Dès lors — involontairement sans doute — ces appareils ne pourraient-ils pas être, justement, la cause de certains séismes ?

Dorval secoua la tête, sceptique :

— Je ne crois guère à cette hypothèse, Monica ; les occupants des O.V.N.I. ont prouvé qu'ils connaissaient fort bien notre globe, nos modes de vie, voire les divers dangers auxquels nous devons faire face. S'ils avaient accidentellement provoqué ces tremblements de terre, ils en auraient immanquablement pris conscience et auraient fait en sorte de ne plus causer de tels accidents. Je ne sais que penser, exactement, de l'intérêt que portent les disques volants à la sismicité du globe... Toutefois, cette énigme a quelque chose d'inquiétant...

— C'est vrai, approuva Forrest, mais cela ne nous explique pas pourquoi le professeur Hammerstein et ses collègues du Collège invisible, logés au Walnut-Hôtel, ont été enlevés par les Extra-Terrestres ! Sans oublier aussi les trois savants de ce groupe clandestin réunis à New York. Cette série de rapts, Irina, prouve bien que c'est tout le Collège invisible qui est visé. Et si vous ne voulez pas partager le sort de vos collègues, je vous conseille de ne plus retourner à votre hôtel.

La jeune Russe cilla, angoissée :

— Mais, Harry, j'ai toutes mes affaires, là-bas ! Mes vêtements, mes...

— Des vêtements, cela se remplace, fit Dorval. Mais si vous retournez au Walnut, vous risquez, cette nuit même peut-être, de tomber au pouvoir de ces créatures extra-terrestres. Nous avons la conviction qu'elles ne nous sont pas hostiles, certes, mais reconnaissons honnêtement qu'il s'agit là d'une conviction, pas d'une certitude absolue.

» Et puis, vous oubliez une chose : l'enlèvement de vos compagnons aura provoqué une enquête de la police... qui doit se creuser les méninges en se demandant pourquoi huit hommes ont été enlevés, dans leurs chambres ou appartement du quinzième étage et pas ailleurs ! La police aura tôt fait de constater qu'il s'agissait de savants, de chercheurs éminents et elle se posera plus encore de questions sur le motif de leur kidnapping. Tout comme elle s'en posera en constatant que vous, Irina, n'avez pas été enlevée si vous retournez à l'hôtel.

» Non, Harry a raison : vous ne pouvez pas vous montrer là-bas. D'ailleurs, nous allons faire une petite expérience et vérifier si mes craintes sont exagérées. Monica, veux-tu appeler le Walnut et demander à parler à notre amie ?

La jeune Russe lui communiqua le numéro de l'hôtel et attendit, anxieuse, en prenant l'écouteur tandis que Monica formulait sa demande.

Après un court silence, une voix masculine succéda à celle de l'opératrice :

— Miss Taganova est souffrante, madame. Elle doit garder la chambre et ne peut vous répondre, pour l'instant, toutefois, le médecin l'a autorisée à recevoir des visites. Avez-vous un message à lui laisser ?

— Non, répondit Monica. Dites-lui simplement que son amie... Rosa Esmeralda viendra prendre de ses nouvelles, demain matin. A moins que vous ne me conseilliez de venir immédiatement ?

— Je crois que ce serait préférable, madame Esmeralda. Je lui annonce votre visite...

— C'est ça, à tout à l'heure, fit-elle avant de raccrocher pour ajouter, pince sans rire : compte là-dessus et bois de l'eau fraîche !